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Le regard du psychiatre-psychothérapeute face aux maladies neurodégénératives et neurocognitives

Dr Umberto Giardini | Médecin-chef, département de l’âge avancé, Centre neuchâtelois de psychiatrie

SNM News ¦ Le regard du psychiatre-psychothérapeute face aux maladies neurodégénératives et neurocognitives - N°110

En Suisse, la prise en charge des maladies neurodégénératives et neurocognitives passe souvent, en fonction des symptômes présentés, par les spécialités médicales gériatriques, neurologiques ou psychiatriques. Cette approche multidisciplinaire permet le cas échéant de croiser les regards, d’affiner les diagnostics et de proposer des prises en soins adaptées.

Je vais partager avec vous mon regard de psychiatre-psychothérapeute sur les maladies neurodégénératives et neurocognitives. Dans la mesure où ce thème est très vaste, je vais me centrer essentiellement sur deux points que j’estime importants et d’actualité : 1. La place de la dimension psychothérapeutique dans l’accompagnement des patients atteints de maladies neurocognitives (et de leurs proches) ; 2. La question de l’évaluation par le psychiatre de la capacité de discernement et de l’utilisation de cette évaluation pour prendre certaines décisions.

La place de la dimension psychothérapeutique dans l’accompagnement des patients atteints de maladies neurocognitives (et de leurs proches) 

Une caractéristique de la formation de psychiatrie en Suisse, qui diffère de ses voisins, est celle de l’intégration dans la formation postgraduée de la psychothérapie. Le psychiatre obtient un titre de psychiatre-psychothérapeute, formé à l’un des trois modèles psychothérapeutiques suivants : psychanalytique, systémique ou cognitivo-comportemental. Cela signifie que le psychiatre-psychothérapeute va pouvoir intégrer à ses prises en charge un certain nombre d’outils psychothérapeutiques pour : 1. Entrevoir et comprendre les aspects de la situation non visibles au premier abord ; 2. Établir une communication favorisant l’approfondissement des sujets, y compris les plus délicats ; 3. Aider le patient à trouver en lui-même ou avec son entourage des réponses à des questionnements ou des solutions à certains problèmes.

Avec ses deux casquettes de psychiatre et psychothérapeute, le psychiatre-psychothérapeute va définir l’orientation qu’il donne aux soins sur deux axes complémentaires, que nous pourrions définir par « orienté-médical » et « orienté-psychothérapeutique ». Le premier axe approfondit la dimension organique, assure la précision d’un diagnostic à composante organique et propose le traitement le plus conforme aux dernières recommandations ; le second axe permet d’approcher le vécu subjectif du patient et de son entourage, et vise à en faire quelque chose de significatif pour le patient confronté à ses difficultés (de même pour l’entourage). L’idéal pour le psychiatre-psychothérapeute est d’avoir des connaissances solides dans les deux axes, et d’approfondir l’axe le plus approprié à la situation.

Lors de l’annonce du diagnostic de maladie neurocognitive, c’est ce second regard qui permet au psychiatre-psychothérapeute de mieux de mesurer : 1. L’impact du diagnostic de maladie neurocognitive sur le patient et ses proches ; 2. Les répercussions sur les relations entourage-patient ; 3. D’une manière générale l’impact émotionnel présumé de ce diagnostic sur la vie à court-moyen terme.

Pour illustrer cela, rien de mieux qu’un exemple issu de la clinique, avec une situation de maladie neurocognitive, situation que je qualifierais de « classique » :

Monsieur X, 72 ans, se rend à la Consultation mémoire à la demande de son entourage familial. Il s’agit d’un homme marié, ayant deux enfants dans la quarantaine et trois petits-enfants jeunes adultes. Monsieur a travaillé comme garagiste, dans l’entreprise qu’il a créée il y a plus de 30 ans, qu’il a énormément investie et faite fructifier, ce qui lui a permis d’obtenir une certaine renommée et une petite fortune. Monsieur X était perçu par son entourage comme le patriarche de la famille, rôle qu’il assumait parfaitement. Depuis deux ans, il présente des difficultés cognitives évoluant de manière progressive, avec comme conséquences des difficultés dans la gestion administrative globale, professionnelle et personnelle. Une évaluation à la Consultation mémoire du CNPâa (avant la création actuelle de la Consultation mémoire unique), avait permis de poser le diagnostic de maladie d’Alzheimer à début tardif.

Je ne vais pas détailler les réactions spécifiques de ce patient et de son entourage à la suite de l’annonce du diagnostic. Je préfère énoncer les enjeux qui se posent généralement dans ce genre de situation. L’annonce d’un tel diagnostic constitue toujours un choc émotionnel. Le choc émotionnel a dans un premier temps une dimension personnelle (le patient, comme chaque membre de la famille se dit pour lui-même : « Mon Dieu, comment vais-je faire face à cette situation ? ». A cela va s’ajouter rapidement un autre élément que je décrirai ainsi : dans chaque famille existe une dynamique propre, dans laquelle des « rôles » sont distribués, avec par exemple un leader (décideur principal), un pilier (personne-ressource), etc. L’annonce ou l’officialisation d’un diagnostic de maladie neurocognitive va régulièrement remettre en question le rôle implicite du patient et engendrer une réaction chez lui et son entourage. La réaction peut être immédiate ou différée, légère ou majeure, anxieuse et/ou dépressive (jusqu’à l’idéation suicidaire) ou autre. Dans certaines dynamiques familiales, c’est l’occasion pour le conjoint « sain » de prendre le dessus, par exemple sur le patient « leader », et dans certains cas de régler des comptes. Toutes les configurations sont possibles et ce qui est important de saisir, c’est qu’un événement tel qu’une évaluation à la Consultation mémoire, si elle aboutit à un diagnostic de maladie neurocognitive, amènera le plus souvent à une situation de crise (mineure ou majeure). La bonne nouvelle est que dans tout épisode difficile de vie se trouve une opportunité d’en tirer des enseignements. Pour l’individu comme pour l’entourage il y a opportunité d’apprendre de cette crise et de grandir grâce à elle. Dans la situation de Monsieur X, l’accompagnement réalisé a permis à la famille de parler ouvertement de la tristesse en lien au diagnostic et des craintes par rapport au futur. Il a permis également au patient de faire un certain deuil du rôle de patriarche « décideur », l’essentiel devenant pour lui l’expression de l’amour donné à ses proches et reçu par eux.

Et c’est cela la plus-value du psychiatre dans une consultation pluridisciplinaire telle que la Consultation mémoire : apporter un regard dynamique sur la situation du patient, et permettre de voir quels sont les enjeux invisibles au premier regard mais qui sont importants dans la vie du patient et de son entourage. Le regard du psychiatre-psychothérapeute aidera à répondre à des questions telles que : comment continuer à vivre une vie qui en vaille la peine avec la maladie neurocognitive ? comment faire en sorte que cette maladie, au-delà de son aspect dramatique et destructeur des fonctions cognitives, ne soit pas que destructrice et par exemple qu’elle permette de renforcer les liens familiaux (à travers des sentiments de bienveillance et d’entraide) ? comment faire pour que cet épisode favorise le « parler vrai » au sein du couple et de la famille et permette, le cas échéant, de régler ce qui doit encore l’être (les non-dits qui n’ont pas pu être abordés jusqu’à présent) ? Sans psychiatre, ces enjeux pourraient ne pas être détectés et aboutir à une souffrance silencieuse qui s’enkyste et détériore à terme les liens familiaux.

Toute cette démarche a une finalité : aider l’être à grandir sur un plan psychique, lui donner l’occasion de vivre le fait que chaque événement peut devenir une opportunité de maturation (certains diraient « une opportunité de devenir la meilleure version de soi-même »), ce processus agissant jusqu’au terme de sa vie (Carl Gustav Jung parlerait de « processus d’individuation », ou « d’accomplissement de Soi »).

La question de l’évaluation par le psychiatre de la capacité de discernement et de l’utilisation de cette évaluation pour prendre certaines décisions.

Comme je le disais au début, le psychiatre-psychothérapeute va définir l’orientation qu’il donne aux soins sur deux axes complémentaires, définis par « orienté-médical » et « orienté-psychothérapeutique ». Le psychiatre-psychothérapeute devrait avoir des connaissances solides dans les deux axes, et approfondir l’axe le plus approprié à la situation.

Lorsqu’un patient présente une maladie neurocognitive, tôt ou tard se posera la question de l’évaluation de la capacité de discernement, pour telle ou telle situation. La situation typique d’évaluation de la capacité de discernement concerne la question du choix du lieu de vie, avec au bout de cette question la possibilité de maintien à domicile ou la décision de placement en EMS. Cette prise de décision est motivée par la situation du patient et la recherche de la meilleure solution pour ce dernier. Mais pas seulement. Car dans le monde actuel où tout est mesuré et consigné, et où une décision médicale peut amener toujours davantage à des conséquences judiciaires, le médecin tend à chercher la sécurité, donc la solution du moindre risque pour le patient (et pour lui-même). Ainsi, l’évaluation de la capacité de discernement devient le maître-étalon pour se positionner chez des personnes présentant une maladie neurocognitive. Le choix de la prise de risque est très peu toléré par les Institutions face à cette population, même lorsque les statistiques disent que l’espérance de vie en EMS décroit très rapidement chez les personnes opposées à leur placement. Face à cette question du discernement, en particulier dans la question du maintien à domicile, comment trouver un chemin entre rigueur formelle d’analyse et acceptation de notre part du libre arbitre du patient ? Si parfois c’est la peur qui amène le médecin à placer son patient, parfois ce choix est inéluctable vu la réalité clinique. L’important serait pour le médecin décideur de ne pas cacher à lui-même les raisons qui le poussent à prendre telle ou telle décision.

Je développe (un peu) ce point, car il constitue à mes yeux un des points les plus complexes dans la prise en soins de nos aînés : devoir les protéger au risque de leur retirer ce qui est le plus cher à leurs yeux.

Indépendamment des cas de figure, il y a là encore un espace où le psychiatre a une opportunité d’exercer ses aptitudes psychothérapeutiques, afin de : 1. Comprendre et accueillir la détresse du patient, détresse peu considérée si on est focalisé sur les aspects techniques du discernement ; 2. Établir une communication favorisant la mise en paroles de ce qui est en jeu pour le patient ; valider le vécu  ; 3. Aider le patient à cheminer avec ces pertes, l’accompagner dans son deuil (quitter son domicile constitue un deuil).

Il est important de se souvenir que la démarche exposée ci-dessus prend son sens chez tous les patients, y compris chez ceux qui présentent des troubles cognitifs, parfois même bien avancés.

En résumé, le psychiatre-psychothérapeute a le devoir d’être vigilant face aux situations qui présentent un potentiel de crise. Ces crises qui touchent le patient et ses proches donnent la possibilité de travailler sur les dynamiques personnelles et familiales (et générationnelles), et ce jusqu’au terme de la vie, indépendamment de la présence ou non d’une maladie neurocognitive.

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