Quand la pandémie s’installe durablement, quels impacts psychologiques ?
Stéphane Saillant | médecin-chef, département de psychiatrie générale et liaison, CNP
L’effet de surprise auquel nous avons été confronté en mars 2020 lors de la vague pandémique initiale s’est dissipé subitement et définitivement lors de l’arrivée de la deuxième vague à l’automne 2020. Tant le nombre de cas, d’hospitalisations que de décès a pris par surprise la population et toute la communauté scientifique. Les impacts psychologiques initiaux de la première vague furent indubitablement les symptômes liés au COVID-19 ainsi que les effets psychiques du confinement[1]. D’une crise que tout le monde croyait temporaire est en phase de devenir le quotidien, « la normale ». Les impacts psychologiques ont donc logiquement évolué depuis l’arrivée de la deuxième vague. Les effets évoqués ci-dessous sont loin d’être exhaustifs mais paraissent être actuellement particulièrement importants.
L’installation durable de la pandémie
La pandémie a indubitablement engendré un effet de choc, une certaine sidération lors de son apparition avec un effet d’irréalité, sentiment bien connu des événements potentiellement traumatisants[1]. Ce choc initial a entraîné une vague mondiale de solidarité et d’empathie, les populations prenant conscience de la nécessité de faire front commun face au virus. A l’instar d’autres pays européens, la population suisse a probablement vécu durant l’été 2020 dans l’illusion de la disparition du SARS-CoV-2 et d’un retour rapide à la vie d’avant. Dans ce sens, la survenue de la deuxième vague a représenté un retour brutal au principe de réalité.
La population a probablement été en mesure de supporter les mesures privatives de liberté qu’on lui imposait dans la mesure où celles-ci devaient avoir (du moins le croyait-on) une durée relativement brève. L’arrivée de la deuxième vague a définitivement mis un terme à cet espoir et a provoqué une modification des effets psychologiques de la pandémie, sans compter les effets collatéraux socio-économique engendrés.
Les impacts psychologiques de la pandémie, notamment de la première vague à propos de laquelle sont issues la plupart des études à ce jour, mettent en évidence une prédominance de symptômes anxio-dépressifs importants, et notamment parmi les individus vulnérables que sont les patients souffrant de maladies chroniques (tant somatiques que psychiatriques), les individus isolés socialement et ceux dont le status socio-économique est précaire[2]. Il n’est malheureusement pas surprenant de constater qu’à l’instar d’autres crises antérieures, les impacts délétères de cette pandémie touchent prioritairement les classes sociales les plus fragiles de notre société.
Les conséquences psychologiques semblent cependant différentes selon la classe d’âge concernée. Alors que la population adulte active est particulièrement touchée par les préoccupations économiques, les jeunes ressentent de plein fouet les mesures de confinement et de distanciation sociale, souffrant d’une solitude parfois difficilement tolérable pour certains d’entre eux. De leur côté, les patients âgés tendent à subir un isolement qui s’avère délétère tant sur le plan sociétal que sur le plan médical, les effets bénéfiques du maintien des relations sociales et de la stimulation intellectuelle sur les fonctions cognitives ayant été bien démontrés[3].
Pertes humaines
La multiplication du nombre de cas et de décès a impacté fortement la population. La surmortalité liée au COVID-19 a été particulièrement perçue par les individus, au fur et à mesure que les décès ont touché leur entourage significatif. Compte tenu des mesures sanitaires, les circonstances des sépultures se sont compliquées et risquent de provoquer un certain nombre de deuils problématiques, bien que nous n’ayons encore à ce sujet aucune donnée venant confirmer ou infirmer ceci. L’importance du rite funéraire permet aux proches de pouvoir prendre congé des défunts, il s’agit d’un moment fortement symbolique qui permet au travail de deuil de formellement débuter. A l’instar des personnes disparues qui ne bénéficient parfois pas d’une sépulture, certains décès du COVID-19 risquent de provoquer le même effet et d’entrainer possiblement des manifestations cliniques liées à l’absence de processus de deuil.
Lassitude, anxiété et réactions
Passé l’effet de surprise, une lassitude psychique s’est donc installée avec une hausse notable du nombre de demandes d’aide psychologique tant dans le domaine ambulatoire qu’aux urgences psychiatriques[4]. Un indice indirect de ce changement est notamment l’augmentation notable de la contestation des mesures imposées à travers le monde. La remise en question des décisions sanitaires est de plus en plus fréquente, ce qui peut notamment s’interpréter comme une volonté de comprendre ce qui se passe et une tentative de s’approprier les mesures prises par les pouvoirs politiques, afin d’être en cohérence pour les respecter.
L’adhésion d’une partie de la population à des thèses complotistes[5] est possiblement un reflet de cette lassitude. Ces explications tendent à apporter des réponses simples (voir simplistes) à des questions éminemment complexes. En ce sens, le complotisme sert d’une part à identifier un responsable (principe du bouc-émissaire) et d’autre part revêt une fonction de puissant mécanisme de défense face à l’angoisse générée par la pandémie (effet anxiolytique). L’incertitude et l’angoisse ne profitent que rarement au bon sens.
La tendance à changer de vie et réinventer tant le quotidien professionnel que personnel se renforce également ces derniers mois. Sur le plan psychique, il s’agit également d’une réponse défensive aux préoccupations sociétales actuelles, mais qui tend à œuvrer dans une direction constructive et positive. En effet, cette crise peut également représenter pour certains individus une opportunité de changement[6], de manière à réinventer ou réorienter sa destinée.
Rites sociétaux
La suppression depuis pratiquement une année des rites sociétaux rassembleurs participe également à une perte importante de repères. On redécouvre par ailleurs, dans une société souvent marquée par une certaine absence de spiritualité et de « ritualité », l’importance symbolique ancestrale de ces moments. « C’est quand on perd les choses qu’on se rend compte à quel point on y tient, ou du moins à quel point on y est habitué »[7]. Les rites de passage sont fortement impactés (mariages, baptêmes, célébrations de majorité religieuse, etc…) et il s’agirait de repenser ces espaces symboliques sur le plan spirituel afin de leur trouver des substituts. Mais il est évidemment difficile pour les principales religions de modifier leurs pratiques en quelques mois alors qu’elles existent depuis plusieurs siècles, les changements à ce sujet ne pouvant s’opérer rapidement.
Répercussions économiques
Le prolongement du télétravail, rendu actuellement obligatoire par le Conseil Fédéral[8], implique une réorganisation majeure des équilibres entre vies privée et professionnelle pour bon nombre d’individus. La généralisation de l’utilisation de la visioconférence n’est pas étrangère à cet état des lieux. L’obligation du télétravail implique non seulement l’interdiction des contacts sociaux sur lieu professionnel, mais également une certaine intrusion de l’intime dans la vie privée. En effet, la pratique de la visioconférence permet à un travailleur d’avoir accès à l’espace intime de son collègue ; il est possible de voir l’intérieur des lieux de vie des collaborateurs, de constater la présence éventuelle d’animaux de compagnies, de prendre connaissance de l’aménagement, etc… Il semble par ailleurs que les impacts délétères du télétravail soient notablement accentués parmi la population jeune adulte (< 40 ans) et estudiantine[9]. Les travailleurs en contact étroit avec des usagers en seraient également fortement impactés. Là encore, nous manquons de données scientifiques concernant l’augmentation de la souffrance au travail et notamment l’étendue de l’épuisement professionnel. Le champ d’activité de la médecine du travail doit impérativement accompagner ces changements et renforcer la dimension psychologique dans ses interventions auprès des collaborateurs.
Perspectives
Nous n’avons encore aucune idée précise des impacts psychologiques de la crise sanitaire à long-terme. Il est cependant fort probable que les besoins en terme de prise en charge psychologique augmentent ces prochains mois voir ces prochaines années. Ceci risque de nécessiter un réajustement des dispositifs de soins, mais il est trop tôt pour en estimer l’étendue. D’un autre point de vue et à l’instar des modalités de soins en psychothérapie, cette crise pourrait également être génératrice d’ouverture et de changements qui pourraient favoriser d’une part une meilleure accessibilité aux soins psychiques et d’autre part contribuer à déstigmatiser la santé mentale. Depuis le début de cette pandémie, l’humilité et la prudence restent donc de mise, tant nous manquons de recul au sujet de la santé mentale de la population durant cette période. Nous devons donc rester attentifs et vigilants et nous atteler à apporter les soins les plus adaptés à la population.
[1] Événement extraordinaire dont l’issue est potentiellement mortelle, qui menace l’intégrité physique ou psychique d’un individu ou d’une groupe d’individus.
[2] Luo M, Guo L, Yu M, Jiang W, Wang H. The psychological and mental impact of coronavirus disease 2019 (COVID-19) on medical staff and general public - A systematic review and meta-analysis. Psychiatry Res. 2020 Sep;291:113190. doi: 10.1016/j.psychres.2020.113190. Epub 2020 Jun 7. PMID: 32563745; PMCID: PMC7276119.
Xiong J, Lipsitz O, Nasri F, Lui LMW, Gill H, Phan L, Chen-Li D, Iacobucci M, Ho R, Majeed A, McIntyre RS. Impact of COVID-19 pandemic on mental health in the general population: A systematic review. J Affect Disord. 2020 Dec 1;277:55-64. doi: 10.1016/j.jad.2020.08.001. Epub 2020 Aug 8. PMID: 32799105; PMCID: PMC7413844.
[3] Iizuka A, Suzuki H, Ogawa S, Kobayashi-Cuya KE, Kobayashi M, Takebayashi T, Fujiwara Y. Can cognitive leisure activity prevent cognitive decline in older adults? A systematic review of intervention studies. Geriatr Gerontol Int. 2019 Jun;19(6):469-482. doi: 10.1111/ggi.13671. Epub 2019 Apr 24. PMID: 31020777.
[4] Période de novembre 2020 jusqu’à fin janvier 2021.
[5] « (Thèses explicatives) qui récusent la version communément admise d’un événement et cherchent à démontrer que celui-ci résulte d’un complot fomenté par une minorité active. » Larousse, France.
[6] De Coulon N, La crise: stratégies d’intervention thérapeutique en psychiatrie, Gaëtan Morin Editeur, 1999.
[7] Nathalie Petrowski
[8] Ordonnance 3 COVID-19, Confédération Suisse, 13.01.2021
[9] Giorgi G, Lecca LI, Alessio F, Finstad GL, Bondanini G, Lulli LG, Arcangeli G, Mucci N. COVID-19-Related Mental Health Effects in the Workplace: A Narrative Review. Int J Environ Res Public Health. 2020 Oct 27;17(21):7857. doi: 10.3390/ijerph17217857. PMID: 33120930; PMCID: PMC7663773. Talevi D, Socci V, Carai M, Carnaghi G, Faleri S, Trebbi E, di Bernardo A, Capelli F, Pacitti F. Mental health outcomes of the CoViD-19 pandemic. Riv Psichiatr. 2020 May-Jun;55(3):137-144. doi: 10.1708/3382.33569. PMID: 32489190.